Le Grand Saut

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J’inaugure aujourd’hui une nouvelle catégorie nommée Au fil de la Plume qui rassemblera des articles un peu spéciaux qui n’entrent dans aucun thème déjà abordé sur le blog. Pas de structure précise ni de sujet particulier, dans cette catégorie vous trouverez des petits bouts de moi, de nos vies, des évènements auxquels nous pouvons être confrontés. Ces écrits sont assez personnels, j’enlève mon costume de bloggeuse pour apparaître nue sur la scène, l’âme à découvert, exposée aux regards des spectateurs. Certains s’identifieront peut être à cette silhouette qui se détache dans la lumière crue, certains se retrouveront dans le rôle qu’elle interprète et réfléchiront à leur propre jeu, au costume qu’ils ont l’habitude de revêtir chaque matin avant de partir. On a parfois l’impression de s’être trompé de théâtre, d’avoir atterri sur la mauvaise scène et de jouer un rôle qui ne nous correspond pas. Cet article parle de tout cela.

Bonne lecture,

Alexia

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shoreElle évolue lentement sur le rivage, un peu à l’écart du bouillonnement de l’océan, effrayée par toute cette agitation permanente, par ce courant si puissant qui pourrait l’entraîner loin des côtes familières de ses habitudes. Elle se faufile sur la plage au milieu de la foule, elle essaie de se fondre dans la masse sombre et impersonnelle, ce magma grouillant auquel elle appartient. Elle tente de trouver sa place dans cette marée humaine si hétérogène où chaque individu, pareil à une vague, s’écrase violemment sur les rochers, indépendamment des autres, indifférent au tsunami qui couve dans les abysses et qui menace de tous les engloutir. Ce n’est qu’une question de temps avant que le ras de marée ne se déchaîne, paraît-il.

Elle se méfie de toutes ces personnes, au large, qui paraissent si différentes, si éloignées d’elle. Elle préférerait rester en sécurité sur le rivage, cet endroit familier et rassurant, ce cocon de sûreté, mais elle sait que ce n’est plus possible car les choses ont changé. Désormais, si elle veut espérer évoluer dans cette marée impitoyable, elle doit entrer dans l’océan inquiétant et inconnu sans être happée par la première vague qui se dressera sur son chemin. Il n’y a pas de place pour les autres, ceux qui hésitent et qui reviennent vers le rivage, ceux qui se posent des questions et qui ne suivent pas le mouvement en se détachant du banc de poissons, ceux qui boivent la tasse et finissent engloutis par les flots déchaînés. «Apprends à nager si tu ne veux pas couler» lui répétait sa mère lorsque la tempête menaçait. Mais que faire lorsque l’on a toujours été effrayé par la marée ?

Ses orteils s’enfoncent dans le sable chaud, réticents à quitter la côte, et avancent lentement jusqu’à la Falaise, là où tout se joue, là où tout commence véritablement.

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Elle regarde derrière elle, face à son Passé, et les souvenirs affluent comme la marée. Les visages familiers lui sourient, les odeurs de son enfance lui reviennent, les sons emplissent ses oreilles de mélodies rassurantes et masquent le sifflement du vent qui l’enveloppe de ses mains glacées, là haut, au sommet de la Falaise.

Elle tourne la tête et fixe son Futur, tournant le dos à tout ce qu’elle connaissait, les mains tremblantes, le regard incertain, elle n’ose poser ses yeux vers le large, vers l’Inconnu, où des centaines de visages l’observent. Elle baisse la tête et ses yeux rencontrent la terre ferme, rassurante, point d’encrage immuable que constitue son Présent. Elle essaie de remuer les orteils mais ses chevilles sont fixées au sol, piégées par cette terre de doutes, de peurs, d’appréhension et de nostalgie.

Elle doit se libérer, se déraciner, briser ces liens qui l’empêchent d’évoluer et qui la condamnent à regarder le temps défiler, s’échapper entre ses doigts comme une poignée de grains de sable. Alors son regard se porte sur le large et elle sent sa jambe droite se détacher du sol, légère de toute cette liberté palpable, de tous ces possibles. Aussitôt elle tourne la tête vers la côte et sa jambe gauche recule dans la terre, son pied s’encrant dans la terre familière, alourdi par le poids des souvenirs.

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Elle est en équilibre précaire sur la Falaise de sa Vie, la tête remplie d’interrogations, ses oreilles bourdonnant des doutes que lui chuchotent ses peurs, tapies dans l’ombre de sa conscience, le cœur lourd de décisions à prendre. Son Passé l’enracine, la retient prisonnière du confort sécurisant que forgent les habitudes. Son Futur la happe dans un courrant d’insécurité où tout est inconnu, nouveau, vierge des marques du Passé. Son Présent enveloppe son cœur d’une épaisse couverture d’angoisse liée au Futur mais trouée par les vestiges du Passé qui laisse passer les courants d’air des souvenirs.

Elle jette un coup d’œil au Grand Sablier de sa vie où les minuscules Grains des Secondes rejoignent inlassablement ceux des Minutes avant de se mêler aux grains des Jours puis des Années. Elle ne veut pas rester coincée, indéfiniment, les yeux rivés au Sablier, laissant sa Vie défiler au son de la mélodie du Temps. Tous ces grains gâchés par la peur et les doutes qui gisent au fond du Sablier… cela ne peut plus durer.

Elle tourne alors le dos à ce Passé qui la freine, à cet idéal rassurant qui a été modelé par les attentes des autres, à ce chemin de vie qu’on lui a imposé, indifférent à ses propres motivations. Elle avance sur la Falaise de sa vie, malgré les doutes, malgré le froid, malgré les peurs, malgré les cauchemars qui peuplent ses nuits, malgré le vent qui la ralentit. Maintenant qu’elle a pris sa décision, le retour en arrière est inenvisageable, insensé et elle ne peut que continuer à progresser. Elle avance jusqu’au bout du chemin, jusqu’à cette fracture irréparable qui marque une rupture entre deux mondes, deux existences : celle qu’elle était et celle qu’elle va devenir, une fois qu’elle aura plongée dans les flots déchaînés. Cette nouvelle version d’elle-même qu’elle va devoir fabriquer de ses propres mains, bien différente du modèle qu’on avait façonné à son image, cette statuette ridicule qui obéissait à des proportions fixées et qui serait devenue le tombeau de son être.

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Encore un pas et c’est le vide que son pied rencontre, il se balance au bout de la Falaise, effleurant le début du Futur. Sauter ou rester, avancer ou reculer, changer ou stagner, lui chuchote ses peurs et ses désirs, mêlés au sifflement de la bise qui emplit ses oreilles et l’empêche de bouger. Le vent l’engloutit dans une bourrasque glacée, l’entoure de ses doigts invisibles et gelé, s’infiltre jusqu’à son cœur affolé qu’il enserre d’une poigne d’acier. Elle suffoque, submergée par les doutes alors que ses poumons commencent à se figer à cause de cette emprise glacée qui s’étendra bientôt au reste de son être. Les idées fusent dans son cerveau paniqué, les pensées se précipitent, chaotiques, dans une course effrénée dans l’espoir de la sauver, de la réveiller de ce cauchemar paralysant qui la conduira inexorablement à la mort.

Ce constat pathétique lui est insupportable, elle ne peut délibérément pas abandonner, tout laisser tomber, accepter de se soumettre à l’armée de l’Angoisse, aux missionnaires de l’Anxiété juste pour se protéger. Elle refuse de vivre une seconde de plus sur cette plage de sable où l’on aperçoit les vagues sans jamais les approcher. Elle refuse de rester amarrer à la côte alors que le bateau met le cap vers une destination qu’elle ne découvrira jamais. Elle prend conscience de ce désir profond qui a toujours été enfouit dans les ténèbres de son être, cette envie dévorante de toucher l’écume, de sentir le sable mouillé sous ses pieds, de goûter au sel de l’océan. Elle veut commencer à vivre, qu’importe le prix à payer pour cette liberté. Sa peau sera bientôt striée des marques des Épreuves, ses pieds rencontreront rapidement des obstacles qui la feront trébucher et tomber, souffrir et peiner sur le Chemin de la Vie que tous les pèlerins empruntent.

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Cette bouffée d’espoir gonfle son cœur prisonnier de cette poigne de glace qui s’agrippe autour de lui avec une force incommensurable, une vigueur machiavélique destinée à l’enfermer à jamais dans un donjon de peurs et de doutes. Mais son cœur tient bon, il continue à conquérir de l’espace, petit à petit, grâce à ce doux souffle rempli de promesses qui l’anime désormais. Les doigts glacés tentent de resserrer leur liens gelés autour de son cœur en pleine expansion de liberté et cela lui fait mal, tout son être vibre sous cette douleur terrible que cause le fait de larguer les amarres, de détacher l’encre du port accueillant et rassurant où l’on a été attaché toute notre enfance pour embarquer sur le bateau de sa Vie. Rencontrer l’équipage, se fixer un cap à atteindre, se perdre en pleine mer, essuyer une tempête mais parvenir à redresser le gouvernail… Voilà ce qu’elle a choisi comme ligne de vie.

La poigne glacée commence à peiner, elle le sent, les doigts maléfiques glissent sur son cœur irrigué d’espoir. Alors qu’ils sont prêts à lâcher prise pour de bon, un dernier sursaut les animent, celui de la rage et du désespoir de voir la proie échapper au pêcheur. Ils s’agrippent de plus belle, alimentés par une dernière bourrasque d’angoisse, et serrent son cœur avec un élan nouveau, ils l’emmaillotent à tel point qu’elle pense que son cœur va exploser avant même d’avoir pu atteindre l’océan. Les doigts de ses peurs se referment sur son cœur palpitant, l’irradiant d’une angoisse effrénée, incontrôlable, destinée à le terrasser.

Des brises de doutes s’infiltrent dans chacune de ses veines, chaque battement s’accompagne d’une bourrasque d’anxiété, la Peur va vaincre son cœur pour de bon cette fois, cela ne fait aucun doute. Ils se dressent avec fierté autour du captif affolé, plein d’une arrogance écœurante, ils pensent avoir vaincu et relâchent leurs efforts quand ils sentent que le cœur est sur le point d’abandonner et de se livrer. La poigne se fait moins écrasante, moins envahissante, les courants d’air d’angoisse faiblissent d’une manière quasiment imperceptible. Le cœur se relève alors prestement, enfonce sa lance de Courage tout neuf au centre de sa Peur et court, court à toute vitesse sur le chemin de la Falaise de sa Vie. Une seconde d’inattention, voila ce qu’il a fallu au cœur pour se libérer de cette emprise longue de plusieurs années passées à se terrer dans les cachots de ses peurs.

Elle ne ralentit pas l’allure, ses pieds détalant à toute vitesse sur la route, ses jambes la transportant vers son avenir. Une dernière foulée et c’est le Grand Saut, celui qui marque une rupture définitive, celui qui la pousse dans le précipice du Futur.

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La chute est longue et rapide, le cœur battant elle se précipite dans le vide. Ses doigts se referment sur le néant, elle ne peut s’accrocher à rien tandis qu’elle tombe vers l’océan, inexorablement. Et les courants d’air la fouettent, la brise s’insinue dans les moindres recoins de son être, le vent la fouille de l’intérieur et cherche à atteindre son cœur. Mais tout va trop vite, tout tourne autour d’elle, comment distinguer les flots du ciel ? Les idées fusent à toute vitesse alors qu’elle aperçoit les rochers qui affleurent, en contrebas, couverts d’une fine pellicule d’écume, pointes tranchantes du malheur prêtes à embrocher son cœur. Son regard se pose sur ces silhouettes qui gisent, sanglantes et désarticulées, tous ceux qui se sont Trompés, tous ceux qui ont embarqué sur le mauvais paquebot. Elle ferme les yeux et tous les visages qui l’observent depuis l’océan dansent derrière ses paupières, marée humaine et ondulante qui se transforme en un kaléidoscope de flashs effrayants et déroutants. Les questions se bousculent dans sa tête « Et si je finis comme elles, écrasée sur les rochers ? » et ses doigts n’attrapent que l’air qui tourbillonne autour d’elle, impuissants.

Mais il est trop tard pour revenir en arrière et bientôt elle percute les flots, petite fusée qui fend l’océan, et s’enfonce dans les abysses de la mer agitée, entraînée par le courant elle est ballottée de tout cotés. A présent il ne lui reste plus qu’à braver la marée et commencer à nager vers la Liberté.

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Partir ou rester. Nager ou couler. Choisir ou subir. Vivre ou périr. Il revient à chacun d’entre nous de décider à quel instant il est temps de Sauter, les yeux rivés sur le Sablier, si l’on ne veut pas rester prisonnier.

2 réflexions sur “Le Grand Saut

  1. J ai beaucoup aimé cet article où l on ressent les sentiments de la narratrice comme les notre. Les grandes questions de la vie sont abordées et nous pousse à réfléchir à ce que nous sommes, ce que nous souhaitons, ce qui nous entrave. Le poids du passé, la peur de l avenir, les choix du présent. Tout le monde
    S y retrouve ! <3

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